Argumentaire
1. L’expression « droits de l’Homme » est porteuse d’une histoire de discrimination sexiste
Dans la « Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen » de 1789, le terme « Homme » a été choisi non pas en raison de sa valeur générique supposée (malgré la majuscule) mais spécifiquement pour désigner les personnes de genre masculin à l’exclusion des personnes de genre féminin. Comme l’explique Amnesty International :
Pour ceux qui ont rédigé la Déclaration, le mot “homme” ne recouvrait qu’un seul genre. Jamais ils n’ont eu l’intention de lui faire englober le genre féminin. Jamais ils n’ont envisagé d’accorder aux femmes les droits qu’ils conféraient aux hommes.[1]
Il ne s’agissait pas là d’un oubli malencontreux mais d’une volonté explicite d’exclure les femmes de la vie politique. Lorsqu’en 1791 des femmes emmenées par Olympe de Gouges ont voulu compléter le texte de 1789 en proclamant une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, elles ont été durement persécutées. En 1793, de Gouges fut guillotinée, les clubs et les associations de femmes furent décrétés illégaux, et l’accès aux séances de la Commune de Paris fut interdit aux femmes.
La Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) proclamée aux Nations-Unies en 1948 s’adresse quant à elle aux femmes comme aux hommes. En conséquence, comme le note Amnesty International :
les rédacteurs de la DUDH en français ont eu à cœur de marquer la non-discrimination sexuelle en recourant le plus souvent à des termes autres que “hommes” pour énumérer les divers droits contenus dans la Déclaration universelle.[2]
L’article premier de la Déclaration de 1948 débute notamment avec ces mots: « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en droit. » Les rédacteurs ont ainsi cherché à mettre la lettre du texte en accord avec son esprit, sans toutefois aller jusqu’au bout de leur entreprise : le terme homme a continué d’être retenu 8 fois (dont 6 dans l’expression « droits de l’homme ») sur 54 mentions possibles, personne étant employé 20 fois.
En conservant l’expression « droits de l’Homme » dans la dénomination du texte de 1948, la France a voulu souligner la prétendue primauté de la Déclaration de 1789. C’est donc par célébration nationaliste que cette traduction incorrecte a été retenue. Seule la langue française (et même pas dans toutes ses versions) ignore comme s’il s’agissait d’une coquetterie inutile le changement de dénomination d’une déclaration à l’autre, soit en anglais le passage de « Rights of Man » à « Human Rights ».
L’attachement aux termes « droits de l’Homme » s’enracine ainsi dans une vision idéalisée de la Déclaration de 1789 qui néglige l’aspect discriminatoire du document. Cette idéalisation participe de la même tradition machiste que la Déclaration elle-même.
2. L’expression « droits de l’Homme » invisibilise les femmes, leurs intérêts et leurs luttes
Selon l’Académie Française dans sa déclaration du 14 juin 1984 contre la féminisation des titres et des fonctions, l’emploi du masculin générique :
signifie que, dans le cas considéré, l’opposition des sexes n’est pas pertinente et qu’on peut les confondre
En occultant « l’opposition des sexes », l’expression « droits de l’Homme » invisibilise ainsi la très inégale application de ces droits selon le genre des personnes. Le texte de la DUDH pointe pourtant explicitement la réalité de la discrimination de genre dès son article 2 :
Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe
Cette mention prouve la nécessité de rendre clair que les droits fondamentaux s’appliquent bien également aux femmes. L’article 16 dispose notamment :
1. A partir de l’âge nubile, l’homme et la femme (…) ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution.
2. Le mariage ne peut être conclu qu’avec le libre et plein consentement des futurs époux.
L’article 23 dispose quant à lui :
Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal.
Les pactes internationaux relatifs aux droits humains, soit le Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques (PIDCP) et le Pacte International relatif aux Droits Economiques, Sociaux et Culturels (PIDESC), adoptés en 1966 par l’Assemblée générale des Nations Unies et ratifiés en 1980 par la France, reprennent à l’identique la mention « de sexe » de la DUDH dans leur article 2 (deuxième partie) respectifs. De surcroît, le PIDCP et le PIDESC consacrent chacun l’intégralité de leur article 3 (deuxième partie) à la discrimination de genre.
Le PIDCP dispose ainsi :
Art. 3. Les Etats parties au présent Pacte s’engagent à assurer le droit égal des hommes et des femmes de jouir de tous les droits civils et politiques énoncés dans le présent Pacte.
Quant au PIDESC :
Art. 3. Les Etats parties au présent Pacte s’engagent à assurer le droit égal qu’ont l’homme et la femme au bénéfice de tous les droits économiques, sociaux et culturels qui sont énumérés dans le présent Pacte.
En 1979, la Convention de l’Organisation des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[3], ratifiée en 1983 par la France, est venue rappeler que la discrimination de genre porte atteinte aux droits fondamentaux des femmes.
L’expression « droits de l’Homme » signale pourtant qu’aucune lutte significative n’existe entre les hommes et les femmes autour de l’application de ces droits. Le déni du rapport de force existant est constitutif de tout acte de domination : l’emploi de l’expression « droits de l’Homme » participe ainsi à plein de la perpétuation du machisme.
3. L’expression « droits de l’Homme » perd le plus souvent sa majuscule incluante
Le « H » majuscule incluant dans l’expression « droits de l’Homme » est censé signifier une prise en compte du genre féminin. L’emploi d’une majuscule se révèle pourtant une stratégie insuffisante pour signaler cette inclusion.
Presque plus personne ne se préoccupe aujourd’hui d’écrire « droits de l’Homme » avec un « H » majuscule. Cette majuscule est en pratique évacuée comme un détail orthographique sans importance. Même la Commission nationale consultative des droits de l’homme (sic) juge inutile de respecter cette convention, en se présentant en ces termes sur son site (nous soulignons) :
La Commission nationale consultative des droits de l’homme est l’Institution Nationale des Droits de l’Homme française créée en 1947. (…) La CNCDH se consacre au respect et à la mise en œuvre des droits de l’homme en France.[4]
A l’oral, la majuscule est inaudible. Le seul moyen de clarifier ses propos est d’ajouter avec un grand/petit H, ce que les locutrices.teurs ne font que de façon exceptionnelle.
4. L’expression « droits de l’Homme » est ambigüe
La démasculinisation de la langue poserait soi-disant problème parce qu’elle rendrait celle-ci plus compliquée, plus lourde, au point d’en devenir difficilement compréhensible. Vouloir simplifier la désignation d’un groupe en choisissant une expression qui n’en désigne que la moitié est d’abord une stratégie douteuse. Mais en réalité, cette opération est source de confusion plutôt que de clarté. Comme le note le Conseil de l’Europe dans sa recommandation du 21 février 1990 :
l’utilisation du genre masculin pour désigner les personnes des deux sexes est génératrice, dans le contexte de la société actuelle, d’une incertitude quant aux personnes, hommes ou femmes, concernées.[5]
La proximité des termes « Homme » et « homme » introduit ainsi un doute quant au groupe désigné. Tolérer une ambigüité suggère pourtant que les termes avec ou sans majuscule sont en quelque façon équivalents – c’est-à-dire, que les femmes ne comptent pas vraiment. Seule une terminologie claire à l’oral comme à l’écrit est ainsi non discriminatoire.
5. L’expression « droits de l’Homme » n’est justifiée par aucun principe linguistique
Pour certains, c’est une logique interne à la langue française qui imposerait le choix du masculin générique, donc de l’expression « droits de l’Homme ». L’Académie Française, dans sa déclaration de 1984 contre la féminisation des titres et des fonctions, juge ainsi l’abandon du masculin générique « contraire à l’esprit de la langue ».
Selon l’Académie, « il est absurde, d’un point de vue linguistique, de parler de masculin et de féminin » car en français « aucun rapport d’équivalence n’existe entre le genre grammatical et le genre naturel ». Il faut parler au contraire de « genres respectivement marqué et non marqué ». Le genre « non marqué », par définition incluant, serait ainsi fondé à valoir comme forme neutre.
Certains termes semblent appuyer cette conception. Le genre morphologique des termes dits épicènes est en effet indifférent au genre « naturel » de la personne désignée : une personne, une star; un individu, un monstre. Dans d’autres cas, genre morphologique et genre « naturel » paraissent même se croiser: une basse, une sentinelle ; un laideron, un mannequin.
Pourtant, comme l’écrit l’Institut national de la langue française :
il s’agit d’exceptions, souvent provisoires (…), de nuances portées à une tendance massive et indo-européenne : le genre, pour les animés humains, suit globalement le sexe.[6]
C’est la proximité entre genre morphologique et genre « naturel » pour les « animés humains » qui explique que certains énoncés prêtent à sourire, comme celui que formule le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin :
l’accouchement, qui est particulièrement douloureux chez les Hommes[7]
L’Académie juge pourtant cet énoncé seul recevable à l’exclusion de l’alternative chez les femmes, « absurde » car elle « institue entre les sexes une ségrégation ». En réalité, dans la mesure où les genres « marqué » et « non marqué » se trouvent coïncider dans l’immense majorité des cas avec les genres « naturels », accepter la dichotomie que l’Académie propose revient à consacrer au niveau de la langue la ségrégation de genre qui existe dans le monde extra-linguistique. Benoîte Groult souligne ainsi que « l’acceptation des formes féminines est inversement proportionnelle au prestige de la profession. »[8] Les résistances autour de la modification de l’expression « droits de l’Homme » s’expliquent également par le désir de conserver au seul genre masculin le prestige de la valeur générique.
La dichotomie proposée par l’Académie suppose en ce sens qu’il existe un genre dérivé (« marqué ») et un autre plus originaire (« non marqué »), qui coïncide largement, mais purement par hasard, avec le masculin. Comme le remarque Éliane Viennot :
il y a de bonnes raisons de penser qu’on est là en présence d’un vieux rêve : celui d’Ève naissant de la côte d’Adam[9]
Il s’agit en effet d’une vision biblique du fonctionnement de la langue. Celle-ci exprimerait spontanément, non plus la différence des sexes (comme c’était le cas jusqu’au XVIIe), mais le caractère premier du masculin. La nature idéologique du soutien au masculin générique semble ici évidente.
En réalité, le privilège linguistique du masculin en français découle en grande partie d’une opération de masculinisation de la langue entamée au XVIIe siècle. Ainsi, avec les années, les participes présents sont devenus invariables (sous condition), les participes passés ont cessé de s’accorder après le verbe « avoir » (sous condition), l’accord de proximité a été abandonné (« ces trois jours et ces trois nuits entières » écrivait Racine), les pronoms personnels attributs ont cessé de pouvoir se décliner en genre (« il est malade et je la suis aussi »), un certain nombre d’expressions contenant un adjectif (« n° ue tête ») ou un participe passé antéposé (« vues les circonstances », « mises à part ») sont devenus invariables, en versification le e féminin est devenu muet (sous condition), et un grand nombre de dénominations féminines de métiers et de fonctions ont été expurgées de la langue (peintresse, procuratrice, lieutenante, médecine…).[10]
Ces efforts pour modifier la langue ont été contemporains d’autres entreprises de marginalisation des femmes dans les domaines politique et économique, notamment l’adoption de la loi salique au XVIIe (réservant l’accès au trône aux seuls héritiers mâles) et du code civil napoléonien. Le refus inscrit dans ce dernier d’octroyer la citoyenneté aux femmes, donc l’interdiction faite d’utiliser le terme « citoyenne », est ainsi à l’origine de l’adoption par l’administration des vocables “Madame” et “Mademoiselle” pour désigner les femmes.
Les efforts en sens contraire ont été tardifs mais réels. Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle qu’un travail pour démasculiniser la langue a été officiellement initié en France, avec la création en 1984 d’une « Commission de terminologie pour la féminisation des métiers, titres et fonctions ». Les recommandations de la circulaire produite par cette commission sont restées néanmoins tellement lettre morte qu’une deuxième circulaire a due être rédigée pour exiger leur application effective en 1998, lorsque les femmes nommées au gouvernement décidèrent (après Edith Cresson en 1992) « de revendiquer pour leur compte la féminisation du titre de ministre. »[11]
Entre-temps, l’Office québécois de la langue française avait fait paraître un guide de rédaction non sexiste Pour un genre à part entière (1985), la Suisse avait publié un dictionnaire de 4 000 titres, fonctions et grades féminisés (1990) et Le Petit Robert avait incorporé plusieurs formes féminines de professions (1993). L’Institut national de la langue française a depuis produit l’ouvrage Femme, j’écris ton nom… Guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions (2001). L’abandon de l’expression « droits de l’Homme » est le prolongement cohérent de ces efforts pour en finir avec la logique discriminatoire encore véhiculée par la langue française.
[1] Amnesty International, Pour un langage non sexiste des droits humains, 1998, p.4.
[2] Ibid, p.8.
[3] Le titre anglais de la Convention parle de « discrimination against women », c’est-à-dire de discrimination « contre » ou « à l’encontre » plutôt qu’à « l’égard » des femmes.
[5] Recommandation R(90), Du Comité des ministres aux Etats membres sur l’élimination du sexisme dans le langage (adoptée par le Comité des Ministres le 21 février 1990), www.sos-sexisme.org/infos/conseil_europe.htm
[6] Femme, j’écris ton nom… Guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions, Institut national de la langue française, 1999, p.36. www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/994001174/0000.pdf
[7] Pourquoi les femmes sont-elles plus petites que les hommes ?, film documentaire de Véronique Kleiner, 2014.
[8] Benoite Groult, Cachez ce féminin, Le Monde, 11 juin 1991. Cité in Amnesty International, op. cité, p.7.
[9] Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, Éliane Viennot, éditions iXe, 2014, p. 93.
[10] Sur tous ces points, cf. Éliane Viennot, op. cité.
[11] Circulaire du 6 mars 1998 relative à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre.
www.dglf.culture.gouv.fr/cogeter/feminisation/circulaire.du.6_03_98.html
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